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27 avril 2021 2 27 /04 /avril /2021 17:17
Vingt ans de Loft Story : "L’exhibition de l’intime est désormais valorisée dans la sphère publique"

Propos recueillis par 

Mariane.net

Vingt ans après l’arrivée de “Loft Story” sur nos écrans, le “sentimentalisme” des programmes de téléréalité semble avoir largement infusé dans notre société. Comment les codes de ces programmes ont-ils été généralisés à de nombreux pans de la sphère publique ? Entretien avec la chercheuse en sciences de l’information Sophie Jehel.

Le 26 avril 2001, le premier épisode de « Loft Story » était diffusé sur M6. Vingt ans plus tard, comment les codes et modèles de la téléréalité se sont-ils généralisés bien au-delà des programmes auxquels ils étaient circonscrits ? Quelles conséquences la prédominance des affects a-t-elle sur la vie politique et médiatique actuelle ? Entretien avec Sophie Jehel, maîtresse de conférence en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8/CEMTI (Centre d'études sur les médias, les technologies et l'internationalisation). Ses recherches portent notamment sur les émissions de téléréalité et le travail émotionnel des adolescents sur les plateformes numériques.

Marianne : Il y a vingt ans, « Loft Story » lançait l’ère de la téléréalité à la française. Nouveaux codes, nouvelles règles du jeu : en quoi ces programmes qui rencontrent un immense succès populaire représentent-ils un tournant ?

Sophie Jehel: La nouveauté de la téléréalité, c’est qu’elle autorise le public à s’exprimer. Dix ans avant « Loft Story », les émissions de « télé-vérité » plaçaient déjà émotions et affects au centre de la scène et exposaient des situations intimes au public pour susciter des réactions vives. Mais ces réactions restaient canalisées car le web n’existait pas : ce qui a changé avec la téléréalité, c’est l’inclusion du public dans ce dispositif, une expression qui se manifeste à travers le vote, essentiellement excluant. La tendance de fond déjà présente – accorder une importance croissante aux affects – s’est vue démultipliée par la convergence du web et de la télévision commerciale.

Le modèle du « confessionnal » du Loft s’est rapidement répandu : l’attention aux « affects » a dépassé le cadre de ces émissions pour se généraliser à d’autres domaines de la vie publique… Peut-on affirmer que la téléréalité a fait advenir le règne des émotions ?

Il n’y a rien sans émotion : ni cinéma, ni divertissement, ni vie politique ou médiatique. C’est la nature de l’affect qui est nouvelle ici : interroger des hommes politiques sur leur intimité, faire de la publicisation de la vie privée une norme, et gommer les frontières entre privé et public. Dès les années 90, de nombreux talkshows manifestaient déjà une volonté de casser les codes et faire advenir de l’affect ou des registres d’émotion dans de nouveaux espaces de discours. Ce qui est inédit et particulièrement frappant avec le « confessionnal », c’est le degré d’individualisme qu’il propose : il devient désormais légitime de trahir ses partenaires en public. Là s’opère le tournant : de quelque chose de discret, dont on est peu fier, on fait une action à valoriser, encouragée par la mise en scène de la compétition. Construire à partir du cynisme le centre du spectacle est une première, et va effectivement se répercuter sur d’autres domaines.

De plus en plus sensationnaliste, le champ médiatique semble être particulièrement touché par cette attention à l’affect. Quel effet ce traitement de l’information a-t-il sur sa perception et réception ?

Cette volonté de mettre en avant l’émotion est un élément central de l’économie de l’attention. C’est une technique de captation de l’attention qui n’est pas nouvelle, et présuppose que le public est plus intéressé par la dimension affective qu’un raisonnement argumentatif qui le stimulerait dans l’appréhension de la complexité du sujet. Un effet à imputer plus largement aux stratégies des plateformes numériques : téléréalité et réseaux sociaux numériques sont des acteurs médiatiques qui promeuvent un certain type d’émotion (« à chaud », pulsionnelles et non réflexives, qui suscitent le plus de réaction immédiate). La téléréalité n’est pas un « genre », c’est un dispositif, une galaxie impliquant des modalités variées. Mais il est clair que son cadre général, et le succès de certains types d’émissions, ont influé sur les modalités des pratiques médiatiques : l’exhibition de l’intime est devenue une posture qui peut maintenant être valorisée dans la sphère publique.

On compare souvent l’arène politique à celle du loft : les candidats doivent avant tout gagner les faveurs du public pour ne pas être éliminés. Importer les codes du jeu dans le champ politique peut-il représenter une menace pour notre démocratie ?

Apprendre que Cyril Hanouna - présentateur d’une émission censée être de pur divertissement, qui favorise la polarisation absolue et les débats clivants - puisse animer le débat présidentiel de l’entre-deux tours, donne effectivement quelques raisons de s’inquiéter. Il est vrai qu’il parvient à toucher un public populaire, plus que les médias « mainstream ». Et il le fait en reprenant dans son émission de nombreux codes de la téléréalité : stigmatisation systématique, homophobie, sexisme…

Mais dans une émission de téléréalité les règles du jeu sont claires, les participants jouent un rôle, même s’il est difficile de démêler le vrai du faux. « Winners », « losers », « machos », « bimbos » : des icônes stéréotypées sont fabriquées à des fins marketing. Les candidats ne maîtrisent pas tout à fait les caractéristiques de leurs personnages, entremêlent réponses faites à des commandes de la production et formes d’improvisation plus spontanées. La transposition de ces éléments au champ politique n’est donc pas anodine. Bien sûr, les hommes politiques façonnent aussi des rôles et identités en fonction des idéaux qu’ils sont censés défendre, mais ils ne sont pas là pour amuser le public. Or les chaînes ont désormais besoin d’en faire un spectacle en important des éléments de ce dispositif de divertissement, comme si les enjeux politiques en soi n’étaient pas suffisants. Et c’est ce glissement du politique vers le divertissement, via ces codes du jeu et du sensationnel, qui est inquiétant car il risque de profiter à des formes de raisonnement populistes.

Est-il judicieux de renvoyer dos à dos analyse rationnelle et réaction émotionnelle, quand c'est plutôt la mise en scène des affects qui est problématique ?

Les émotions sont capitales, notamment des émotions morales comme l’indignation, ou l’empathie, sans laquelle il ne peut y avoir de démocratie… Ce qui pose effectivement problème avec les affects c’est leur dimension pulsionnelle : on sollicite des réactions ultra-rapides et superficielles plutôt que des réflexions. L’idée de médisance, au centre de la téléréalité et qui imprègne de plus en plus le débat public, en est assez représentative. Les réseaux sociaux sont des dispositifs conçus pour les affects, bien qu’ils puissent être utilisés dans le cadre d’échanges plus profonds. C’est la même chose pour un programme de téléréalité mais les affects y sont utilisés pour justifier un modèle de compétition qui autorise la trahison ; il faut toujours qu’il y ait des boucs émissaires, ce qui est totalement anti-démocratique. J’ai réalisé de nombreuses enquêtes auprès d’adolescents, et c’est précisément ce clash gratuit qui fait rire et qui les tient. Et le clash c’est l’insulte, le dérapage vers l’intime ou le physique, le combat de coq ; une pure technique de divertissement qui n’a rien à voir avec un débat argumenté et constructif.

Malgré ces dérives problématiques, la téléréalité n’a-t-elle pas participé d’une démocratisation du débat public et d’une plus grande expression des publics populaires ?

Avec « Loft Story », et de façon plus large, avec le développement des expressions de tous les publics sur les plateformes numériques, le type d’expression et d’échange possible entre des citoyens ordinaires et des personnalités politiques a été transformé. La téléréalité n’a pas joué ce rôle seule, mais elle a incontestablement participé à ce mouvement de démocratisation de l’expression des publics populaires : des citoyens sans appartenance ou responsabilité politique peuvent s’adresser directement aux hommes politiques et demander des comptes. Cette évolution du dispositif est donc en un sens positive. Et si les émissions de téléréalité sont celles qui suscitent le plus d’échanges (souvent virulents) sur les réseaux sociaux, ces espaces peuvent aussi devenir des lieux de débats complémentaires, où s’expriment des contre-pouvoirs. Tout n’est donc pas à condamner. Il est vrai que la téléréalité, même si elle donne la parole aux publics populaires, produit une parole canalisée à des fins caricaturales pour alimenter le clash, ni libre ni authentique. Mais la participation du public à ces émissions fait partie d’un mouvement plus général de volonté d’un public populaire d’accéder à des formes de publicité et d’expression publique. En ce sens là, ce mouvement a aussi transformé des espaces de débat politique dans un sens plus juste pour le type de démocratie que nous souhaitons faire advenir.

 

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